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Sylvain Tesson

Sur les chemins noirs

2016

Les Trente Glorieuses avaient aspiré le paysan en bas de sa pente, vers la plaine. Certains avaient choisi la ville. Les hommes avaient rêvé d’une existence plus facile et de chemins moins empierrés. La vie était devenue confortable et les enfants moins sales. Giono avait trouvé le moyen d’imaginer un regain et de revivifier un hameau par la grâce du roman, mais la plupart du temps les villageois avaient décroché, comme décroche la section quand l’ennemi contre-attaque. Quand un pays de montagne se modernise, l’homme ruisselle comme une nappe d’eau. Et la vallée, frappée d’Alzheimer, ne se souvient même pas que la montagne a retenti de vie. Pouvais-je me douter que ces talus résonnaient autrefois des cris muletiers ? Le passé n’a pas d’écho. En une moitié de siècle, l’accélération et l’hypertrophie des systèmes humains – villes, nations, sociétés, entreprises – avaient institué un nouveau solfège dans les vallées. La question de la taille et la question de la vitesse étaient les nouvelles fondations du monde du XXIᵉ siècle. L’agitation et l’obésité ne sont jamais d’heureuses nouvelles. Il y avait cependant une consolation : si l’on considérait que le flux était la seule loi de la vie, que l’Histoire n’avait pas de sens, que nous étions emportés dans le train fantôme, sans espoir d’en freiner ni d’en modifier la course, on pouvait trouver une issue en recourant aux chemins.

[…]

Aller par les chemins noirs, chercher des clairières derrière les ronces était le moyen d’échapper au dispositif. Un embrigadement pernicieux était à l’œuvre dans ma vie citadine : une surveillance moite, un enrégimentement accepté par paresse. Les nouvelles technologies envahissaient les champs de mon existence, bien que je m’en défendisse. Il ne fallait pas se leurrer, elles n’étaient pas de simples innovations destinées à simplifier la vie. Elles en étaient le substitut. Elles n’offraient pas un aimable éventail d’innovations, elles modifiaient notre présence sur cette Terre. Il était « ingénu de penser qu’on pouvait les utiliser avec justesse », écrivait le philosophe italien Giorgio Agamben dans un petit manifeste de dégoût. Elles remodelaient la psyché humaine. Elles s’en prenaient aux comportements. Déjà, elles régentaient la langue, injectaient leurs bêtabloquants dans la pensée. Ces machines avaient leur vie propre. Elles représentaient pour l’humanité une révolution aussi importante que la naissance de notre néocortex il y a quatre millions d’années. Amélioraient-elles l’espèce ? Nous rendaient-elles plus libres et plus aimables ? La vie avait-elle plus de grâce depuis qu’elle transitait par les écrans ? Cela n’était pas sûr. Il était même possible que nous soyons en train de perdre notre pouvoir sur nos existences. Agamben encore : nous devenions « le corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité ».

[…]

La densité des croix augmentait en ces plateaux. En ville, les admirateurs de Robespierre appelaient à une extension radicale de la laïcité. Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient. Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets de France, que des calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? Dans les forêts, dans le creux de certains troncs, au fond des grottes même, des statuettes de saints voisinaient avec les araignées nocturnes. Il arrivait aux alpinistes d’attacher leurs cordes à des Vierges de plomb scellées dans le granit pour descendre en rappel du sommet des aiguilles. Par chance, les adorateurs de la Raison étaient trop occupés à lire Ravachol pour monter sur les montagnes avec un pied-de-biche. Si j’affectionnais ces ferblanteries de la foi, ce n’était pas tellement que je crusse dans la fable morose d’un Dieu unique, ni que je regrettasse le pouvoir des curés. Mais je n’aimais pas qu’on s’en prenne à ce qui était debout. En outre, parmi tous les symboles inventés par l’homme pour illustrer ses contes, je ne trouvais pas que la croix et les Vierges de grands chemins fussent les pires. Il ne fallait pas s’échiner à déraciner les choses si l’on n’avait rien à replanter à la place. C’était un principe que le moindre agent de l’Office national des forêts aurait expliqué savamment à un agnostique.

[…]

Au petit déjeuner, je compris ce qui me plaisait le plus chez mes hôtes quand nous regardâmes le journal télévisé débiter son hachis. Premièrement, ils ne commentèrent rien. Enfin, ils évoquèrent la région et entrecoupèrent toutes leurs phrases de « nous nous plaisons ici ». Bref, ils appartenaient à un peuple rare : les gens qui se taisent et s’enracinent.


Posted: August 2023
Category: Essays

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